Opinions et Actes 7

 

     En 1941, alors que la bibliothèque de la Société de Géographie, qui manquait de ressources financières, était fort menacée, nous signâmes un accord avec elle et l’hébergeâmes.

     A côté de la protection des fonds, et non moins importante, s’imposait la protection du personnel. Elle réclama de 1940 à 1944 bien des efforts et des soins. Dans une maison comme la Bibliothèque Nationale où chacun peut entrer, où un personnel, un public cosmopolite et disparate se coudoient, les périls se multiplient. On ne peut empêcher les indiscrétions et l’on est sans cesse sous l’œil de la police. De nombreux lecteurs allemands fréquentaient nos salles de travail, du moins en 1940-41-42, il fallait éviter les incidents. A cet effet j’avais désigné deux interprètes, et je me tenais moi-même tous les jours de 9h à 13h à la disposition du public et de mes collaborateurs.

     Sans pouvoir prévenir tous les heurts, j’eus la satisfaction de sauvegarder l’ensemble du personnel. Quand une situation critique se produisit, mes efforts tendirent à la régler par moi-même le plus rapidement possible et sans intervention de la police allemande. J’y réussis. En 1942 je dus prier M. A. Dansette et plusieurs de ses collaborateurs (au Centre d’Histoire Contemporaine) de quitter sans délai la Bibliothèque Nationale, car j’étais prévenu qu’ils avaient été dénoncés par une personne de leur équipe et risquaient de se voir arrêter, si cette affaire n’eût été promptement réglée. Elle le fut, et ils n’eurent pas d’ennuis. De même en septembre 1942 une certaine agitation s'étant produite dans le personnel gardien et la nouvelle en étant parvenue, tant au Ministère de l'Education Nationale que dans les services de l'armée d’occupation, il fallut prévenir les sanctions graves qui menaçaient les coupables et devancer l’action qui s’annonçait de la police allemande, en traitant directement et immédiatement cette affaire avec le Préfet de Police. Ainsi il fut possible de répondre aux questions insistantes de M. Mouraille, chef de cabinet de M. Bonnard, qui réclamait une répression sévère, et aux demandes sèches du Dr Fuchs, que la question était close. Nous fûmes obligés à cette occasion de renvoyer quelques membres de notre personnel, et quelques-uns eurent à subir une période d’internement administratif en France, mais le pire fut évité, les Allemands ne s’en mêlèrent pas.

     Nous nous efforçâmes aussi de diminuer autant que possible le nombre de nos fonctionnaires envoyés en Allemagne pour le travail obligatoire. La surveillance exercée sur nous par le Dr Fuchs d’une part, par M. Mouraille de l’autre, le rendaient difficile et dangereux. Toutefois les fonctionnaires du Ministère du Travail nous facilitèrent la dissimulation, et en arguant des nécessités du service, du caractère technique de notre personnel, nous réduisîmes les départs au minimum, ce dont le Ministère de l’Education nous fit un reproche. Nous réussîmes aussi, après de longues démarches, avec l’aide du Dr Fuchs, à faire rapatrier tous les membres de notre personnel technique  prisonnier en Allemagne. Pour les bibliothécaires et archivistes prisonniers, nous obtînmes par l’entremise du Dr Krüss qu’ils fussent tirés de leurs camps et internés à la Bibliothèque de Berlin.

     La police allemande nous surveilla de très près au sujet des Israélites employés à la Bibliothèque Nationale. Nous fûmes obligés, malgré nos efforts pour les camoufler, de nous conformer aux lois et de les renvoyer. Les seuls que nous pûmes garder furent M. Weigert du Département des Estampes, pour lequel le Commissariat aux Affaires Juives nous donna un certificat d’Arianisme, et deux gardiens anciens combattants. Pour les autres, en particulier Mlle Lyon, nous les aidâmes à vivre et à se cacher.

     C’est aussi le service que nous rendîmes à un groupe assez considérable de journalistes qui ne voulaient plus travailler dans les journaux de la zone occupée, et à un bon nombre d’intellectuels privés de leur gagne-pain par l’occupation. Sous le nom peu heureux de « Service du Chômage Intellectuel » le Gouvernement Français nous affecta environ 350 employés, que nous prîmes de préférence dans les deux catégories sus-mentionnées. Si les résultats, au point de vue du travail technique de la Bibliothèque Nationale, furent inégaux, le bénéfice social fut grand. Nous nous efforçâmes de le rendre plus considérable en créant un « Service Social » qui manquait à la Bibliothèque Nationale. Malgré l’opposition du Ministère des Finances et la mauvaise volonté du Ministère de l’Education, nous eûmes la satisfaction d’aider de façon efficace le personnel à se ravitailler, se nourrir et faire face aux difficultés matérielles croissantes. Une exploitation agricole (Chèvreloup), une coopérative, enfin une cantine, furent mises à la disposition de nos fonctionnaires et agents.

 

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