Opinions et Actes 8

     Ainsi durant quatre années particulièrement critiques et dures, le personnel et les fonds de la Bibliothèque Nationale furent sauvegardés, le prestige de la maison maintenu et accru, son rôle technique précisé, affirmé, élargi.

     L’une des missions les plus délicates qui lui fut confiée, et sur laquelle nous devons maintenant nous étendre un peu, est la récupération des Archives Maçonniques, travail qui fut entrepris et mené parallèlement avec la protection des archives et bibliothèques militaires, et le sauvetage du plus grand nombre possible de documents et publications modernes, confiés ensuite à la garde du Centre d’Histoire Contemporaine, l’un des douze départements de la Bibliothèque Nationale.

    C’est en août 1940 que je reçus du Ministre de l’Education Nationale la mission de faire une enquête préliminaire pour aviser aux moyens de récupérer les archives des Sociétés Secrètes. Mission officielle m’en fut donnée par le Maréchal Pétain en octobre 1940. Les lois supprimant les Sociétés Secrètes avaient été rédigées et signées en août, à une époque où je n’étais pas à Vichy et sans que j’eusse rien à y voir. Elles étaient l’œuvre du Ministre de la Justice. En août 1941 d’autres textes, prévoyant l’exclusion des maçons appartenant aux hauts grades de diverses fonctions publiques, vinrent s’ajouter à la loi d’août 1940. Comme celle-ci, ceux-là émanaient du cabinet du Maréchal et du Garde des Sceaux. La Bibliothèque Nationale et son Administrateur ne jouaient là qu’un rôle technique et historique: récupération des bibliothèques, archives et objets, leur conservation, leur inventaire, et éventuellement leur publication. Le travail de publication des listes était fait par le Cabinet du Maréchal, qui dirigeait aussi un service de police (pour la recherche des archives dissimulées) et un service régional.

    La fonction, déjà lourde et délicate, dévolue à la Bibliothèque Nationale était de récupérer si possible ces archives, qui toutes avaient été saisies par les Allemands. Elles se trouvaient dans les locaux du Grand Orient de France rue Cadet, de la Grande Loge rue Puteaux, du Droit Humain 5 rue Jules Breton, et des autres loges. Les Allemands s’en étaient emparés lors de leur entrée dans Paris et avaient aussitôt procédé à leur pillage et à leur dispersion. Le Dr Rosemberg s’était adjugé les bibliothèques et les pièces rares, l’Ambassade les fichiers que M. Abetz conservait dans son bureau, les S.S. avaient pris les archives des loges d’Allemagne, d’Europe Centrale, d’Italie, de Russie, sans doute aussi des loges militaires françaises qu’ils avaient expédiées en Allemagne. Ils faisaient à la hâte l’inventaire des autres documents, tout en procédant à des perquisitions chez les maçons. Ils prétendaient vouloir emporter à Berlin pour leur Musée Central Maçonnique tous ces fonds et tous ces objets. En attendant, eux et l’Ambassade avaient confié à leur agent L. le soin de faire une exposition maçonnique qui eut lieu à l’automne 1940. L. ajouta au désordre en s’appropriant avec impudeur bon nombre d’objets.

     En chargeant la Bibliothèque Nationale de récupérer et de sauvegarder ces livres, objets et documents, le Gouvernement Français avait un double dessein: conserver une collection de documents précieuse pour l’histoire du pays et de la pensé humaine surtout depuis 1770, empêcher le Gouvernement Allemand de monopoliser ces papiers pour exercer un chantage direct sur un groupe influent et nombreux de citoyens français, chantage qui risquait d’autant plus d’être efficace que, dans le désarroi des esprits et l’absence du Gouvernement Français de Paris, M. Abetz et son collaborateur immédiat M. Achenbach s’efforçaient d’attirer à eux les éléments de gauche, et en particulier bon nombre de maçons qui se regroupaient autour de l’anticléricalisme et en protecteur de la Maçonnerie.

     Dans ces conditions, il eût été très difficile d’obtenir restitution de ces fonds, sans doute même eût-ce été impossible sans l’antagonisme qui opposait entre eux les divers services allemands, car ceux-ci en cachette les uns des autres procédaient à des raids sur ces archives et à des prélèvements massifs. C’est grâce à cet état de choses que j’obtins des Allemands qu’ils reconnaîtraient à l’Etat Français la propriété de ces objets et documents, traités auparavant par eux de « butin de guerre ». Désormais la Bibliothèque Nationale pourrait installer son personnel au Grand Orient (rue Cadet), qui restait possession allemande. Elle pourrait y faire apporter toutes les archives et bibliothèques de la zone occupée, les ranger, classer, inventorier et conserver pour l’Etat Français, sans que nous puissions en interdire l’accès aux Allemands. Car tout, à Paris comme en province, était entre leurs mains, et ce fut une série de luttes longues et aigres pour forcer en province les Kommandantures, les Etat-Majors, les Généraux, à Paris l’Ambassade et les S.S., à nous rendre ces objets et ces documents. Par bonheur les questions maçonniques intéressaient peu les hautes sphères allemandes, et comme il n’y avait nul argent à en tirer, on nous les laissa prendre en mains, mais ce fut avec beaucoup de résistance, de réticences et de suspicions. Ils voulaient nous obliger à ramener à Paris les archives maçonniques de la zone sud groupées à Vichy, mais je réussis à l’éviter tant qu’elles furent sous ma direction.

 

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