Opinions et Actes 11

 

     Un conflit très vif éclata à ce propos entre moi et les S.S. Ils soutenaient Marquez-Rivière et, comme j’insistais, un triple danger se précisa. M. Poirson était en prison, on parlait de le fusiller ou de l’envoyer dans des mines de sel en Pologne, on me menaçait moi-même d’arrestation immédiate, enfin il était de nouveau question d’emporter toutes les archives maçonniques en Allemagne. Comme je discutais avec eux, essayant de sauvegarder les intérêts de l’Etat tout en me dégageant des Documents Maçonniques, Marquez-Rivière, actuellement émigré en Allemagne, après m’avoir envoyé une lettre d’excuses, réussit à faire publier dans les Documents Maçonniques un autre article sur la maçonnerie américaine qui ne me fut pas soumis, comme du reste aucun des articles de ce numéro, qui parut contre ma volonté. Dès que je l’appris je me rendis chez M. Sens-Olive, le prévenir que ma démission était irrévocable, que j’avais fait un rapport au Maréchal Pétain et qu’il devait en aviser les Allemands.

     Je me hâtais en même temps, arguant du danger créé par les bombardements, de réclamer le transfert à la Bibliothèque Nationale des fonds maçonniques, afin d’éviter leur déménagement en Allemagne, leur destruction ou leur pillage. Après de pénibles négociations j’obtins ce résultat. Le 19 août 1944 l’ensemble des archives maçonniques de France se trouvaient déposées dans les caves de la Bibliothèque Nationale et sauvées.

     Quelque satisfait que je fusse de ce résultat, et du fait que jusqu’au bout nous ayons pu maintenir une propagande qui irritait et gênait l’Ambassade d’Allemagne, je ne pouvais me dissimuler l’animosité suscitée contre moi à ce propos. La campagne de M. Déat avait porté, parmi les collaborationnistes beaucoup me considéraient comme un clérical sectaire et gaulliste, tandis que parmi les membres de la Résistance certains me jugeaient un réactionnaire germanophile. On ne tenait compte ni des résultats acquis pour les intérêts français, ni de mes véritables sentiments.

     Engagé volontaire en 1914, malgré une infirmité qui m’a fait exempter puis réformer définitivement, j’ai servi durant toute la guerre de 1914-18 et mérité la Croix de Guerre à Verdun. Entre les deux guerres j’ai fait aux Etats-Unis 21 voyages et me suis lié avec ce pays, sur lequel j’ai écrit plusieurs livres, d’une profonde affection. Au contraire durant ce temps je ne suis allé en Allemagne que trois fois et pour des travaux historiques, sans m’y créer d’amis ou de relations stables.

     En 1939-40 je fus du groupe fondé par le Pr Boegner pour étudier le partage de l’Allemagne, et je partis comme volontaire dans les sections automobiles aux Armées des Convois Auxiliaires (témoignage du Comte de Beaumont).

     Resté à Paris en 1940 dans cette ville abandonnée, effrayée et prostrée, je crus de mon devoir de participer de toutes mes forces à son relèvement et à sa remise au travail. Je me mis à la disposition du Préfet de la Seine (mission pour ravitailler les colonies d’enfants des écoles de Paris dispersées alors dans les provinces, témoignage du Recteur Roussy). Je rédigeai alors deux articles pour inciter la population au courage et à l’espoir. Ne connaissant personne dans les journaux parisiens publiés alors, je les fis paraître dans La Gerbe (juillet 1940) bien que je ne partageasse pas les opinions germanophiles de M. de Chateaubriand. Ces deux articles, où l’Allemagne n’était pas mentionnée, où nulle « collaboration » n’était évoquée, mais qui constituaient un appel à l’espoir et au travail, furent mes seules contributions à ce journal et mes seuls contacts avec lui. Quand je me rendis compte de la position exacte de cet organe, je rompis avec lui toutes relations. Je ne publiai plus dans la presse qu’un récit historique et un article sur la pédagogie. Je refusai de m’associer au « Manifeste des Intellectuels » contre les bombardements anglo-américains (1943) et de répondre à l’enquête de La Gerbe sur le même sujet (printemps-été 1944).

     Obligé de recevoir à la Bibliothèque Nationale et à mon bureau de la rue Saint-Guillaume tous ceux qui se présentaient à mon bureau, je n’eus avec les Allemands que des rapports de service. Ils furent nombreux en 1940-41, puis se raréfièrent, et je réussis à les réduire au minimum en 1943-44. Je pus éviter en cette année 1943 de faire une exposition de la gravure allemande désirée par la propagande allemande, qui venait de la montrer à Venise, et une exposition d’art roumain projetée par le Gouvernement roumain. Durant les quatre années de mon administration, je ne participai à aucune manifestation intellectuelle ou artistique franco-allemande. Je ne fus point du groupe Collaboration et n’eus aucun rapport avec les partis et groupes collaborationnistes. (Du reste je n’ai jamais appartenu à aucun parti politique).

     Là où j’eus quelques contacts réguliers avec des Allemands, ce fut toujours afin de protéger ma maison et de rendre service à des Français. Ayant un grand nombre d’amis juifs je suis intervenu pour eux quand je l’ai pu, et ai eu plusieurs fois la joie de les voir sortir de prison à la suite de mes interventions, tels furent à des degrés divers les cas de Mme Azam, Mme P. Vernes de Paris, Mme B. Blanchy de Bordeaux etc. En 1941 j’avais pu faire passer en zone sud plusieurs israélites et faciliter en particulier l’exode de Mlle Lyon, bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale, qui se trouvait menacée.

     Mais mes principaux efforts, en-dehors de mes fonctions officielles, portèrent sur les Français incarcérés par les Allemands ou le gouvernement de Laval. Une intervention énergique, et efficace apparemment (témoignage de Mme R. de Vogüé) que je fis en faveur du Comte Robert de Vogüé, faillit me faire destituer de la Bibliothèque Nationale, où M. Laval et M. Abetz ne voulaient plus me voir (mars 1944). Le poste fut offert à M. Edmond Jaloux, M. Bouteron et M. Babelon, qui refusèrent. En 1944 également, je pus obtenir du gouvernement Laval l’élargissement de Mme d’Astier de La Vigerie, prise comme otage. Par l’intermédiaire du Cabinet du Maréchal nous pûmes éviter l’exécution de M. Grou-Radenez, imprimeur, condamné à mort, et faire libérer la Comtesse Hélion de Beaumont incarcérée à Bernay (témoignages de Castries et de Beaumont).

      Plus dangereux pour moi fut l’appui fourni au jeune Claude Garnier, afin de l’aider à ne point partir pour l’Allemagne, et de passer en Espagne, opération qui fut réussie en 1942 (témoignage Garnier).

 

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